Projet Asunción – Ciudad del Este / Paraguay (Février 2013)

Devant nous un tube d’1,5m de diamètre disparaît sous le carrefour, et se ramifie sous un grand hôtel de luxe, qui juxtapose le parc énorme du siège de la FIFA sud-américaine. Deux buildings extra-terrestres en verre, posés comme des lingots d’or dans les fientes.

Une quinzaine d’enfants natifs (indiens originaires des forêts rasées du pays) qui vivent et dorment dans ces égouts, surgissent soudain et viennent saluer Norma, l’éducatrice et sa collègue qui nous présentent les lieux.

Ils ont entre cinq-six et 14-15 ans. Certains se sont fait attaquer dans leur sommeil, il y a deux-trois jours par des caïmans (petits crocodiles). Enfants de rue, ils vivent entre eux, en bande, sans plus aucun lien avec leur communauté déracinée. Nous poursuivons à pied trois quadras plus loin, pour visiter un des rares petits centres d’accueil qui leur offre un soutien. A mes côtés se trouve un jeune de huit ans qui sort depuis hier d’une cure de désintoxication. Ils viennent ici tous les jours pour manger, se vêtir, et jouer, puis disparaissent en début d’après-midi dans leur monde de rue. Impossible de les retenir, de les faire dormir à l’abri, ou de les initier à une quelconque scolarité. Ils sont le produit directement indirect de l’épuration ethnique économique que subissent leurs communautés dans le pays. Nous recroisons ces mêmes enfants en fin de journée devant la Terminale des bus. Ils ont tous leur sachet de plastique à la main, certains nous reconnaissent et nous accostent, parfois en criant, en rigolant. Ils se promènent à moitié dévêtus, dorment soudain écroulés au milieu de la foule. Léo fixe un garçon torse-nu de son âge, il se convulsionne sur pointe de pied, marche la tête légèrement trop relevée pour paraître normal, il vit là sur la place centrale depuis plusieurs années avec sa famille sous des bâches plastiques. Carlos nous explique les ravages des shoots à la colle chez beaucoup de ces enfants. Félix est très impressionné. Il aura besoin de parler de longues heures avant de pouvoir s’endormir.

Norma et sa collègue nous expliquent que la plupart des 15 enfants avec qui nous avons mangé à midi finiront par s’endormir pour toujours dans les égouts d’ici à peine deux ans. La colle de contact qu’ils inhalent tous les jours, leur encrassera et leur brûlera les poumons de façon irrémédiable.

La terre est l’enjeu principal des problématiques du Paraguay, ou plutôt le vol des terres. Ce phénomène s’est fortement accentué sous la dictature de Stroessner (1954-1989, dont le médecin personnel pendant 20 ans aura été…Mengele-docteur nazi expérimentaliste dingue dans le camps de concentration d’Auschwitz)  où les terres de l’Etat ont été distribuées en cadeau aux dirigeants de la dictature, et où une grande partie des titres de propriété a été purement balayée et falsifiée (http://www.gauchemip.org/spip.php?article409).

Ces terres sont très fertiles, viande et céréales sont entièrement vouées à l’exportation ; 2% de propriétaires détiennent 80% de terres nationales.

Quatre ans de gouvernement « Lugo » d’une coalition de gauche (de 2008 à 2012) ont tenté de freiner cet ouragan, mais le président en personne a subi un coup d’état juridique pour s’être immiscé de trop près dans le sujet, en forçant le Parlement à ouvrir un débat sur ces questions. La réponse ne s’est pas fait attendre, la date « j » a été trouvée en juin 2012, et 24 heures ont suffi pour que l’homme soit éjecté. Le lendemain tous les portefeuilles ministériels de gauche ont démissionné en bloc.

Actuellement c’est le Parlement putschiste, à très forte consonance de droite extrême qui mène les affaires du pays jusqu’aux prochaines élections d’avril 2013. Le flou général donne champ libre aux plus grosses affaires maffieuses et de contrebande.

Pendant des décennies, les intimidations en tout genre, tueurs à gages, soutien de police privée, (ou police nationale achetée par certains) pour éliminer toute résistance syndicale populaire, a permis à l’oligarchie en place de raser impunément les forêts, faire fuir à la ville les populations natives, les artisans et agriculteurs paraguayens, mais surtout de permettre aux producteurs de soja d’agrandir leur superficie d’exploitation.

Ces terres le plus souvent sont avalées dans les fortunes de gros propriétaires, puis une grande partie sont louées par la suite aux « brésiguayos » : agriculteurs brésiliens en manque d’espace dans leur pays, qui viennent par des accords « business » douteux surexploiter en soja ces terres paraguayennes. Leur lien à la terre est purement commercial. Les terres sont archi-inondées de puissants fertilisants dévastateurs. Des dizaines de milliers de villageois en bordure de ces champs sont littéralement empoisonnés, mais rien ne transparaît officiellement, au contraire, beaucoup se résignent et s’en vont aux villes où heureusement des porte-voix de l’opposition s’organisent.

Notre petite lucarne sur le pays se fait à travers la collaboration avec l’ONG « Callescuela », absolument impressionnante, dans le domaine social de rue et de l’organisation de sept quartiers (défavorisés) d’Asunción. Hier soir nous avons rencontré l’ancienne ministre de l’enfance, déchue et démissionnaire de l’ancien gouvernement. Nous travaillons tous les jours avec son ancien bras droit du ministère, Norma Duarte. Ces femmes sont des forces de la nature, des héroïnes.

Certaines d’entre elles ont fondé, il y a une année le premier mouvement libre de résistance de femmes socialistes-communistes-indigènes-féministes du Paraguay. Tous les jeudis, sur la place principale d’Asunción a lieu un mouvement d’opposition au coup d’Etat. Nous y avons joué « Enki, Chanteur d’eau » en famille, devant le Panthéon national. L’accueil et l’expérience avec la population furent très fort.

L’association « Callescuela » travaille, protège, forme et soutient beaucoup d’enfants travailleurs de rue (basé sur le programme de la NAT). En effet la réalité paraguayenne du quotidien oblige une quantité d’enfants à contribuer au revenu des familles à grandes fratries. Le soutien social d’état est inexistant. Et il faut vivre et manger.

Le contrat qui relie la NAT à tout enfant qui désire son soutien, est que celui-ci suive obligatoirement sa scolarité. Soutien contre école ! Avec d’autres mots ; bouleau de rue, ou d’atelier sur mode éthique et sécurisé contre engagement à poursuivre ses études.

La scolarité n’existe hélas pratiquement que sous forme privée, et coûteuse.

Tout se paie, jusqu’au papier de toilette. Avant chaque examen, l’élève doit payer son prof pour les frais de photocopies…L’éducation est avant tout un business. Sous le gouvernement Lugo, la scolarité et la santé ont été pour la première fois depuis 65 ans véritablement soutenues. Depuis le putsch, la situation a régressé comme il y a 30 ans en arrière. Tous les budgets d’aides sociales ont été brutalement supprimés. Les organismes sociaux ne trouvent de l’appui actuellement que par l’aide d’ONG étrangères.

De plus l’Etat du Paraguay, comme l’Argentine, manque cruellement de bâtiments scolaires, ainsi que d’enseignants. Au Paraguay (dès l’école primaire) la journée est fractionnée en trois tranches d’étude, ainsi on triple la quantité d’enfants qui peuvent se scolariser : a) 7h-11h30 / b) 12h30-17h / c) 18h-21h. Il faut faire de la place à chacun.

Ceux de la NAT, en fonction de leurs horaires de travail s’inscrivent dans une des tranches, très souvent celle du soir.

En fin d’après-midi, Rodrigo (jeune délégué de la NAT) nous présente son atelier de sérigraphie (impression sur tee-shirt) qu’il tient avec six autres compères entre 12 et 18 ans. C’est une cabane des plus simple, avec un outillage complètement tarabiscoté, l’antithèse d’un univers de design, mais ils sont d’une efficacité et productivité redoutable, leur mini-coopérative de potes de quartier croule sous les commandes de l’église du coin, des écoles avec leurs journées sportives, et des particuliers. Dans deux mois ils passeront pour certains leur examens de fin de cycle, ou de bac, pour entrer à l’université ou autre école d’ingénieurs. Ils nous apparaissent comme l’incarnation des bâtisseurs d’espoir. On est contaminé par leur bonhomie et déjà cette affirmation et prise de risque dans leurs combats.

A Asunción et Ciudad del Este nos deux spectacles (15 dates) prennent un poids politique incroyable, car l’eau et la forêt-déforestation sont les deux turbos de l’économie corrompue du pays. Dans tous les foyers on parle et on vit, ou on subit ces problématiques.

La terre est en ce moment très asséchée. Elle est de ton rouge-ocre, comme celle de Roussillon. Elle s’infiltre partout, sur les murs à l’intérieur des commerces, à l’intérieur des maisons, jusqu’à la moelle des matelas et moletons.

Pas d’eau courante, des puits, et des pompes pour ceux qui peuvent s’en procurer. Selon les quartiers, pas d’électricité, et là où il y en a, c’est une ampoule par maison, voire deux, mais toujours une télé, avec ces tons super-blafards des nouvelles ampoules économiques.

La chaleur est telle (40-45 degrés en moyenne) que nous décidons de jouer chaque fois en plein air, vers 20h après le coucher du soleil. Place de village, terrain de foot, halle aux fruits et légumes, salle à manger et salle d’école de communauté native. Nous terminons notre marathon paraguayen dans la communauté « Ogwa » ; communauté d’indiens natifs, tous artistes peintres, sculpteurs et artisans. (Le père peintre, décédé il y a trois ans, a été répudié de son village dans les années 80 car il avait refusé d’endosser la carrière de chaman qui lui était promise. Arrivé en bordure de la capitale avec toute sa dynastie, il a développé son travail de dessin et peinture qui s’inspire de toute la culture orale mythologique de ses ancêtres. Son travail a été beaucoup exposé et diffusé en France dans les années 2003-2005).

Dans cette petite communauté, plus de 100 personnes se pressent sous les manguiers et avocatiers pour suivre les péripéties de notre dieu mythologique de l’eau douce « Enki ». Marie est abordée tout au long du spectacle par une femme indigène qui déchiffre avec beaucoup d’étonnement des similitudes avec ses propres croyances. Ici l’art est indissociable du mode vie. Elle est donc convaincue que nous partageons là-bas en Suisse la même culture que les Indiens guaranis. Marie la surprend quand elle lui explique que ce n’est qu’une culture « du dedans de ma tête », en d’autres termes un travail de composition et d’inspiration de lectures et d’imageries. Mais les Suisses en général… ne vivent pas comme cela au quotidien, entourés d’une rivière circulaire d’animaux volants !

Dans la soirée nous sommes ramenés comme des pop-corn, sur les pistes défoncées au centre-ville. Dans la camionnette de « Callescuela », nous sommes incroyablement reconnaissants à Norma, son associé Antonio, ainsi qu’à Julia et Carlos de Ciudad del Este, de nous avoir introduit au cœur de ces quartiers qui résistent et s’organisent en bloc contre ces flots et ces flux d’amoralité et d’obscénités tenaces des escrocs. De ceux qui s’invitent au gouvernement et pillent l’Etat ; véritables architectes du malheur.

Norma, Antonio, Julia et Carlos devenus héros par leur engagement « contre », ayant essuyé les balles et d’autres folies à plus d’une reprise sont de véritables mercenaires d’espoir en parole et en actes, des penseurs actifs, des hommes et femmes aux visions et épaules larges, permettant à des centaines de jeunes de se projeter dans l’avenir avec des convictions de justice, de collaborations, de création de bien collectifs, de faire exister la valeur du Bien Public (notion totalement bafouée au Paraguay). Avec cette notion paraguayenne par excellence du « compartir » ; cet acte culturel qui consiste à s’asseoir en cercle dès que l’on rencontre quelqu’un, de faire passer le « terere »  (tisane glacée) d’une personne à l’autre, de partager le vécu, les réflexions dans la discussion, de l’expérience et de l’action en commun. Cette richesse est une habitude que l’on ne rencontre pas en Europe, avec regret.

Nous quittons le Paraguay pour Lima, épuisés physiquement et moralement, mais heureux d’avoir croisé pendant ces trois semaines de vrais planteurs d’arbres.

M. S.