Le Théâtre de l’extrême

Projet Iquitos / Pérou (Avril 2013)

Le déluge d’Iquitos (Amazonie) – avec l’ONG INFANT

…Retour sur Lima, le temps d’une douche et nous nous envolons pour Iquitos, dans la jungle amazonienne du Pérou. De la sécheresse au déluge. En pleine descente d’atterrissage, dans la nuit noire, nous traversons un gros orage. Les éclairs illuminent les méandres du fleuve Amazonie. Iquitos est sur la fin de la saison des pluies. Le fleuve Itaya, qui traverse le quartier de Belén où nous travaillons avec INFANT, déborde de quatre mètres. Huit mois par an, la région est totalement inondée sur des kilomètres à la ronde. Le quartier de Belén est transformé en ville lacustre, sur pilotis. Malheureusement, depuis trois-quatre ans, suite aux changements climatiques, le fleuve monte d’un mètre supplémentaire. Bon nombre de cahutes ont des pieux trop courts et les familles n’ont pas les moyens de les rehausser à la saison sèche. On condamne plutôt le rez inondé, et l’on se construit un ½ étage de fortune, juste sous le toit. Les poulaillers, niches pour chien, étables pour cochon sont flottantes, reliées par une corde à la maison. Toute la vie se transpose dans l’univers des pirogues motorisées.

Le second jour nous rencontrons toute l’équipe des éducateurs de « rue », ou plutôt de fleuve et partons en bateau visiter les divers lieux de représentations. La plupart des planchers des salles communales sont ajourés, il faudra se gaffer à ne perdre aucun câble, objets de spectacle dans les rainures, sinon le fleuve les emportera. Il n’y a pas de toilette dans ces bâtiments. L’eau du fleuve sert pour tout; se déplacer, commercer, se laver, faire la fête, cuisiner, faire sa lessive, boire et déféquer.

L’ambiance des spectacles est totalement fantaisiste, après les essais-son nous attendons notre public les pieds dans l’eau. Les bateaux-taxi accostent et nous ramènent petit à petit les membres des communautés. Mais il fait chaud et lourd à Iquitos, 35°-38°C en moyenne en avril. Tous les enfants sont en slip, grimpent aux parois de l’école et plongent dans tous les sens dans ce cloaque. Félix et Léo les rejoignent immédiatement, et de jour en jour notre degré d’accoutumance face à l’hygiène se modifie. Le lendemain je craque et me jette avec Christian dans les joies de la baignade. Nous survivons, même si nous apprenons qu’un enfant est mort il y a quelques jours d’une septicémie, suite à une baignade avec une petite plaie, et personne dans son entourage n’a pu récolter à temps les CHF 50.- nécessaire à l’injection du médicament (!). A mes côtés je sens Maude (ancienne nageuse nationale de natation synchronisée, et très très à l’écoute de son corps) qui bataille très très fort dans sa tête. Puis soudain elle bazarde ses vêtements, monte sur la balustrade et se jette dans un hurlement de joie et de colère dans cette merde… ! C’est trop bon de voir les kilos de bonne éducation helvète voler en éclats, c’est du nectar.

Le fleuve d’Itaya est la poubelle d’Iquitos. Un très gros effort est fait auprès des populations d’enfants pour sensibiliser par ricochets les parents. La ville d’Iquitos est actuellement un énorme chantier, car pour la première fois de son histoire est créé un vrai système d’égouts, avec récupération des eaux sales. Les déchets devraient enfin d’ici peu ne plus être balancés dans l’Amazone.

Pour rentrer au port de Santa Rosa de Belén, nous traversons plusieurs marais avec des arbres chargés de fruits plantés au milieu de l’eau, sortant de nulle part. En fait nous naviguons sur l’énorme terrain de foot, et rejoignons les ruelles immergées que l’on reconnaît grâce aux dizaines de lampadaires électriques qui dépassent de quelques mètres le niveau du fleuve. L’ambiance lumineuse est magique, mais les coupures de courant sont fréquentes, ceci dû aux virages manqués de certaines barques avec toitures, qui arrachent au passage un câble ou deux.

La ville d’Iquitos est le pays du moto-taxi, il n’y a quasiment pas de voitures. Aucune route ne sort de la ville. La vitesse maximale autorisée est de 30 km/h. Contrairement à Lima, le rythme est fluide et très relax. La ville est à quatre jours de bateau du dernier point carrossable du Pérou. Vu la chaleur, les bus n’ont ni de porte ni de fenêtres. Les motos-taxi non plus. Traverser la ville c’est prendre un ticket pour la danse des dos…leurs chevelures sont denses et noires, souvent tressées ; les dos des femmes sont tellement beaux.

Mais nous rentrons chez nos nonnes, là où nous dormons, dans un centre de retraite. Et de l’abattoir qui nous fait face, nous entendons crier toute la nuit les cochons et les vaches que l’on égorge.

A Iquitos la population semble vivre dans une certaine allégresse, une sorte de joie du moment, comme pour s’extirper du constat désolant du manque d’avenir. Plus encore que la Sierra, la Selva (plaine amazonienne) est totalement oubliée des autorités. De l’avis de nos religieuses, comme pour ne pas vouloir souffrir de ce manque de débouchés possibles, les parents transmettraient et contamineraient aux enfants une sorte de sérum d’apathie. On se résigne.

L’ingéniosité naturelle de l’Homme est de s’adapter à tout mode de vie, dans le désert, dans les montagnes, sur l’eau, sous la pluie. Mais sa faiblesse semble aussi de s’habituer à tout : au confort comme à l’inconfort insoutenable, à la médiocrité comme à l’excellence. A Iquitos, le lieu le plus arrosé de la planète, on croule sous l’eau douce, mais il est impossible d’avoir de l’eau potable. On devrait hurler mille fois dans le palais présidentiel à Lima, et peut-être se hurler mille fois sur soi qu’il n’est pas normal de vivre comme cela.

Sur l’eau les habitants ont des corps et des allures de guépards, les sédentaires de la ville plutôt de buddhas goguenards.

Comme nos nonnes, nos collègues d’INFANT parlent de cette passiveté comme la caractéristique d’une génération perdue, sacrifiée. Seuls les plus jeunes vont pouvoir assimiler, par l’apprentissage de l’organisation, une nouvelle vision et objectivité par rapport à leurs droits, aux outils de communication et de collaboration qu’ils sont en train de se créer, pour investir ces vides juridiques et néants civiques de ce Pérou B.

Notre chance inimaginable en Suisse c’est d’avoir le droit et le pouvoir de s’instruire dans la quasi-gratuité, de déclencher les outils de la réflexion et de la pensée dans une invitation facilitée. Un des fer de lance d’INFANT à Iquitos, comme à Lima, comme leurs collègues du Paraguay, est de créer activement à bout portant cette opportunité pour un certain nombre de jeunes. Et à chacun de nos passages dans leurs quartiers, nous sommes émus, de voir avec quelle force cet outil libère (déjà chez les tous jeunes) et crée la soif d’apprendre, l’envie de collaborer, et de se visualiser avec les copains dans du mieux et non pas du plus.

Nos dernières images et participation avec nos musiciens live sur Iquitos furent le festival de l’Eau. Chaque année meurent des jeunes enfants noyés. L’idée du festival est venue du Brésil, pour créer une fête qui soit l’exorcisation des dangers de l’eau.

Toutes sortes de joutes aquatiques ont eu lieu, des courses de natation, de pirogue, des ballets aquatiques en bassine, des brigades de sauvetage d’enfants par d’autres enfants bon nageurs sont créées. Une signalisation de petits drapeaux de couleurs est pendue devant chaque maison ayant des enfants non-nageurs. Des gilets de sauvetage sont fabriqués par les enfants, et toutes les techniques de premier soin leur est enseignée. Les quatre communautés d’enfants de Belén ont préparé pendant des semaines la décoration d’une trentaine de pirogues. Nous avons participé également à certains de ces ateliers. Celles-ci remontent maintenant les 2km de fleuve, dans un ballet de vikings pacifiques et festifs, jusqu’à la grande barge du festival, amarrée en amont de la ville. Ces images avec danseurs et musiciens flottants, 200 enfants costumés et en délire, sont exceptionnelles. Belén quartier malfamé, stigmatisé pour sa tradition de délinquance, de prostitution, de traite sexuelle de mineurs, et Belén la tendre et la joyeuse. Adieu Iquitos, on a adoré.

P.S. Le Piranha et le Caïman grillés sont à ne manquer sous aucun prétexte.

M. S.