Projet Zapallar / Argentine (Octobre 2012)

Nous partons pour quelques jours, à 800km de là, dans la province de la Rioja, découvrir le village du Zapallar. Il faut déjà rejoindre Guandacol avec 20 heures de bus, chef-lieu du district, enfoncé dans la pré-Cordillère des Andes ; petite ville oasis cachée dans une vallée assez aride. Il nous reste 45 km de remontée de rivière, de piste tout terrain, que nous réalisons avec Quico pour cette arrivée hors du monde. La montagne est divine, les paysages grandioses. Les sommets culminent ici entre 3000m et 3500m. Les gorges s’élargissent petit à petit, le lit de la rivière fait maintenant plusieurs centaines de mètres d’ouverture. De chaque côté de celui-ci se dégage une sorte de moraine en plateau. Une dizaine de familles sont installées à distance respectable les unes des autres, dans des maisons de brique en terre. Les toitures sont faites d’une espèce de canne-jonc, puis enduites d’un liant terre-paille.

Il n’y a pas d’électricité, mais des petits panneaux solaires. Une-deux-trois ampoules pour la nuit, sinon on vit à la cheminée, à la bougie, et un peu aux torches à led. Il y a des poules, des chèvres, des chevaux, des bisses, des jardins potagers, des céréales, des patates devant chaque maison. Mais surtout il y a des noyers.

Quico, est le frère d’Andy, travailleur social tout terrain, mécanicien sur Jeep par défaut, c’est l’homme cathédrale de l’association Mate Cocido en Argentine. Sa sœur et Laurent ont fondé il y a 10 ans le moteur administratif à Genève.

Depuis quatre ans Quico vient deux-trois fois par an de Buenos-Aires (à 1500 km de là) pour soutenir avec des ingénieurs agronomes les familles, et superviser ce projet exceptionnel de réarborisation de noyers. Ces derniers mois ont pu avoir lieu les premières greffes de plans, c’est-à-dire garder les pieds robustes des noyers du cru, et de leur greffer une noix plus grosse et de qualité supérieure à la consommation. Ces plantations et productions pourraient et devraient leur permettre d’envisager de se stabiliser dans cette campagne, plutôt que de subir un exode rural. Le projet de vente de noix en coopérative est en marche mais avec le rythme argentin des Andes. Marie revient pour la 2ème fois en quatre ans sur ces lieux. Le dépaysement est aussi fort qu’à sa première venue. Il y a cette sensation que la notion du temps, son utilisation, est très différente de la nôtre. Les personnages rencontrés sont comme des sculptures, des êtres qui sortent de la terre. Il y a un poids et une densité dans les paroles et les gestes, qui sont à des milliers de lieues de l’agitation du citadin. La notion de zapping n’existe pas. Pas d’antenne satellite, donc pas de télé, pas de lampes artificielles, donc une nuit noire et une voie lactée impressionnante. On écoute ici beaucoup la radio, c’est elle qui transmet toutes les infos et messages concernant les familles les plus reculées. Tout le monde sait tout très vite.

En Suisse le seul endroit qui m’ait rappelé cette ambiance était à 4h du matin, sur la Haute-Route entre Chamonix et Zermatt, au moment où nous enfilions nos crampons sur le glacier. Au Zapallar ce calme et cette non-sur-stimulation de truc-machins est le terreau sur lequel tout s’inscrit. On ne peut pas vivre, ressentir et penser de la même manière. Ça contribue certainement à cette notion et densité du temps si biochimiquement et organiquement différente.

Et pourtant en quatre ans, les 2000 noyers ont été plantés, ont bravé les risques du vent et des champignons, ont été déplacés des zones trop humides, ont été replantés, ont bien grandis, ont étés tronçonnés pour accueillir les premières greffes, et celles-ci prennent à merveille.

Sur ce projet de l’association, le travail de Quico consiste à rencontrer et converser avec toutes les familles du village, sonder les problèmes, les tensions, la passation-transmission des informations techniques des ingénieurs vers chacun des producteurs. S’assurer que l’argent et les moyens amenés par l’association sur le projet soient bien utilisés pour le bien commun, et ne s’égare pas dans les poches ou le hangar d’un particulier… C’est un travail sensible. Pousser l’idée de collaboration-coopérative entre eux, pour les outillages, la diffusion et la vente, pour ne pas se faire bouffer tout crû par les rapaces qui ont sévi pendant les dernières décennies à leur encontre.

Au Zapallar je suis fasciné par plusieurs choses. J’ai l’impression d’être dans une histoire de Ramuz, peut-être à Derborance, ou dans le Tessin des années 40-50. Tout est tellement simple et en même temps complètement partie prenante de l’hère moderne, mais dans un style unique. Contrairement à tout ce que j’ai pu voir dans les villes, les ports, au Brésil, ou en Argentine, ou dans notre maisonnette de Tucuman, il n’y a ici que des objets de qualité. Aucune camelote. Aucun gadget. Aucun outillage minable en plastique. Tout objet, efficace, rafistolé ou d’un autre temps, a sa fonction propre, irremplaçable. Les chèvres, moutons et cochons sont dépecés, utilisés jusqu’au dernier détail, le cœur de la vache est retroussé, puis rempli de graisse, puis pendu à l’ombre, et devient le lubrifiant pour toute la mécanique du domaine. Le cuir d’une vache est découpé en un seul long filament de plusieurs dizaines de mètres, que l’on tend entre quatre arbres pour le sécher ; cette lanière servira à tresser des lassos réalisés avec une finesse de manufacture à couper le souffle.

Une machette, une tronçonneuse, deux fours-à-pain, un téléphone portable, une radio, un générateur Yamaha, un 4×4, un âne et huit chevaux, un poêle à bois pour chauffer l’eau de la douche ; objets hétéroclites, on navigue entre 1920 et 2012.

Le petit déjeuner est une tranche de pain + un maté. Point barre. La nourriture est excellente, légumes, viande de terroir en abondance. Mais aucun superflu. Un dessert, un biscuit, une sucrerie n’existent pas dans le langage.

L’irrigation des champs se fait à la bêche par un jeu d’ouverture et de fermetures de bisses, de déviations de saignées. Un jour l’eau irrigue les patates, le lendemain, c’est le potager, le jour d’après c’est le blé et maïs, etc.

Il y a maintenant un tracteur en commun pour les 10 familles, mais encore beaucoup d’ajustements pour trouver la meilleure façon de s’en servir.

Au 2ème soir de notre venue on nous prête l’école, pour que je puisse y monter mon petit théâtre, pour y jouer « Forêt Rouge : l’Homme qui plantait des Arbres », librement inspiré du petit conte de Jean Giono. Marie tient la part de la conteuse, et moi celui du jeu d’objets et de masque. Tout le village est invité. Une 30taine y assisterons. Les parallèles avec leur propre histoire, sur le thème forêt- déforestation, résilience, sont multiples. A la fin c’est la stupeur. Des applaudissements intenses, puis un long silence entremêlé de rires. Hugo, un des planteurs de noyers du village s’avance, il balaie d’un regard amusé la dizaine d’enfants assis parterre, les 10 paires d’yeux fixées sur mes pendules-racines, et la centaine d’arbres-feuilles plantés dans mon tapis de danse.

Je réalise soudain que ce projet de noyers qui depuis cinq ans m’envoûte depuis la Suisse, n’est pas qu’un projet d’agriculture rurale original, mais comme tous les autres projets de l’association, il est en lien direct avec les enfants, les ados, ou la jeune génération, celle qui en portera les fruits et les exploitera.

M. S.