Le grand écart de l'arc-en-ciel

Projet Cape Town / Afrique du Sud (Août- septembre 2013)

Nous longeons l’océan. Dans les dunes raides un homme s’enlise avec un chariot du supermarché « Pick’nPay ». Il tire sa ferraille vers Khayelitscha, le plus grand township de la ville. 800’000 personnes y vivent. Un tapis à perte de vue de petites cabanes, collées millimétriquement les unes aux autres. Un filet de câbles électriques ceinture l’espace. Des batteries de WC en béton sont alignées dos à l’autoroute pour délimiter la fin de la zone. Derrière ceux-ci des menuisiers écument le coin de tous les déchets de bois qu’ils trouvent. Ils construisent des niches pour gros chiens qu’ils vendent sur l’autoroute.

Il y a tellement de petits et grands townships mêlés à la ville cossue, qu’on ne sait plus ou est la réalité. Au marché on achète sa maison en kit, elle est préconstruite pour l’occasion autour d’un arbre, pour ne pas qu’on la vole en soirée, le toit cadenassé contre le tronc, 3m x 3m. Pour les deux fenêtres, il faut encore trouver ailleurs de quoi les fermer.

De nuit comme de jour les blancs roulent, les noirs marchent.

Et lorsque tous roulent, les voitures d’un conducteur blanc sont pratiquement toujours vides. Celle d’un conducteur noir pratiquement toujours pleines, lorsque c’est un break on s’entasse par 10 ou 15 à l’arrière.

Les écarts économiques entre les différentes franges sont vertigineux. L’apartheid économique est brutal. La vie semble ici encore extrêmement compartimentée. La mixité, 19 ans après le passage à la démocratie, est pour nous difficile à déceler, nous avons l’impression dans ces 10 premiers jours de ne voir que des blancs vivant selon les codes des derniers conforts européens se croisant de façon hygiénisée avec des noirs n’ayant pour possibilité que de les servir. Impressions glaçantes…

Par l’intermédiaire d’Alex nous rencontrons son beau-frère Thursten, directeur d’école secondaire sur le plateau des « Flats », à Manenberg. Il nous est impossible d’aller jouer dans son établissement, car le quartier est en proie aux fusillades de gangs. Les écoles sont même fermées quelques jours, le temps d’amener du renfort policier anti gang de Johannesburg.

Avec Thursten nous entamons, sans nous en rendre compte, une incroyable immersion dans un des chantiers titanesque du pays : surpasser les blocs, recréer le mélange, la diversité.

Les fêtes de famille nous révèlent petit à petit le parcours alambiqué qu’à dû mener la communauté métis à Cape Town : le rejet systématique par les Blancs, mais pas complètement, et de l’autre côté une forte distance des Noirs à leur égard, considérant qu’ils étaient trop proches des Blancs.

Sylvia nous parle de la famille de son mari, qui vivait dans une maisonnette sur l’actuel site du fabuleux jardin botanique « Kirstenbosch ». Sur un timing de quelques heures, on déporte des quartiers entiers de population non-blanche. On part au bouleau le matin, on ne peut plus rentrer chez soi, les maisons sont aplaties le jour même au rouleau compresseur, et le lendemain démarre des chantiers de maisons blanches. Les Métis et les Indiens sont parqués sur le plateau du Flats, les Noirs à Khayelitscha. Le centre-ville et les côtes sont réservés aux Blancs, ainsi que toutes les meilleures terres pour l’agriculture…

(…) « Les vieilles générations doivent s’éteindre au plus vite, pour passer définitivement à autre chose », nous dit Thursten.

« Il faut inventer des espaces publics de mixité, l’école en est le plus important ».

Et nous entrons jouer dans nos premières écoles du Flats. L’accueil est magistral. Notre regard va s’assouplir, et notre esprit se détendre.

Les pièces du puzzle que nous palpons sont encore sous-terraines. « Après la chute du régime, et le passage à la démocratie, il nous aura fallu 20 ans d’apprentissage à l’acceptation des différences » nous dit Mark (directeur de la Windsor Highschool) « …juste de quoi nous mettre en condition pour débuter véritablement l’expérience de la mixité ».

Certes elle est encore timide, parfois même homéopathique, mais on la voit. Les enfants eux sont totalement à l’aise, le vivre ensemble va déjà de soi. Les gens ne sont plus des pots de peinture à trier selon la couleur et cette histoire leur semble déjà tellement lointaine.

Mark nous parle de sa famille, qui réunissait à elle seule, tous les degrés de taux de mélanine possible à une même table. Des Hollandais, des Irlandais, des métis comme lui, des Xhosa et de la famille indienne. Il fallait sans arrêt se cacher pour se retrouver et festoyer. Mais la diversité totale du pays miniaturisée au sein d’une même famille l’a aidé à surmonter beaucoup d’aigreurs.

Véronica : « On sucre beaucoup notre thé pour compenser la vie amère qu’on a eue ! »

Parfois on maugrée sur les méthodes actuelles mises en place par l’ANC pour soutenir la frange noire et les plus défavorisés, ça traîne trop, et beaucoup d’opportunistes s’engraissent au passage.

Didy, la fille de Thursten, d’apparence métis, s’est vue refuser il y a quelques mois une bourse d’étude « …parce qu’elle n’était pas assez noire, une sorte de nouvel apartheid à l’envers.»

« On se plaint beaucoup en ville, comme quoi rien ne bouge, (nous dit Thursten) mais l’ANC a mis le paquet sur les campagnes ces deux dernières décennies, car là-bas il n’y avait strictement RIEN. Pas d’hôpitaux, pas d’écoles, pas de routes. En 20 ans c’est incroyable comme le pays a déjà changé, mais il nous faut plus de temps, 50-60 ans certainement. »

Francis est prof de math à « Surrey School ». Il vient nous parler du quotidien des élèves de ce quartier bien trop modeste. Il gagne 8000.- Rands/mois (800.- dollars/mois), et soudain au milieu de la discussion il ouvre son porte-monnaie : il est vide, comme tous les jours de l’année d’ailleurs. L’argent qui rentre paie la nourriture et le loyer. Le reste est investi à 200% dans l’éducation de ses trois enfants. « Les bonnes écoles sont toutes privées et extrêmement chères. Mais il n’y a pas d’autres moyens pour s’en sortir, …l’éducation, l’éducation ».

Et de conclure : « …il faut que nos enfants étudient pour devenir des bénéfices pour la société, non pas qu’ils s’en servent à leur seule fin personnelle !»

Nous croisons par surprise Alex deux jours à Cape, qui nous emmène de nuit découvrir le charme du centre-ville. Dans la zone piétonne, nous passons sous la fenêtre du premier appartement qu’il a loué dans la ville avec son amie de l’époque. Location qui n’a duré que quelques jours puisque le voisinage blanc avait la loi avec lui pour l’éjecter du tac au tac.

Avec Kane son fils, Félix et Léo nous dévalons ces dunes sur la plage qui, si longtemps, il n’a jamais pu fouler. L’appartement où nous logeons a été acheté il y quelques années par son frère Cecil par Fax. Unique moyen d’acheter quelque chose en déjouant le bastion blanc.

Les spectacles cartonnent comme jamais. Le public a parfois des réactions d’intensité hystérique. Les rires n’ont jamais été aussi chaleureux, et l’attention si forte, bouches ouvertes ! Nous devons nous-mêmes nous pincer les lèvres, pour ne pas éclater de rire avec eux. C’est un régal.

A Marian’s school nous jouons pour 80 filles ados Xhosas. Pour nous remercier elles entament une série de gospels, mêlés à la danse qui prend des proportions hallucinantes d’un énorme coryphée ; extraordinaire.

Dans cet élan nous rencontrons l’incroyable Duncan, directeur de la « Helen O’Grady Academy International» pour l’Afrique (école d’art dramatique).

Au milieu des années 1980 il quitte le pays en catastrophe, menacé par 6 années de prison, suite à ses activités militantes. Il part en exil et se réfugie au Royaume-Uni pendant plus d’une décennie. Là-bas il se forme au jeu d’acteur et à la pédagogie. En 2003 il rentre au pays, et se lance corps et âme dans ce projet de laboratoire de la mixité.

« Les cours créatifs d’art dramatique donnent une voix aux enfants, au propre comme au figuré. Au-delà des projets d’épanouissement de l’enfant, c’est également d’apprendre à ex-primer au dehors, à dire NON. Il y a beaucoup de problèmes de violence et d’abus sexuel à leur égard dans la société sud-africaine. »

A travers ses contacts nous poursuivons la découverte du panel incroyable de Cape Town : plus de 80 nationalités vivent sur ce petit bout de terre ensemble depuis des lustres, toutes origines confondues, toutes diversités confessionnelles confondues (musulmans, chrétiens, juifs, catholiques), tout niveau social confondus. De l’école de filles la plus prestigieuse d’Afrique du Sud aux écoles des quartiers les plus modestes, ainsi qu’à l’école professionnelle de théâtre de mouvement « Magnet Theater » tenue par Jennie, une disciple de l’enseignement Jaques Lecoq de Paris.

En si peu de semaines notre regard sur la ville a été bousculé. Une vraie métamorphose. Beaucoup beaucoup de fraîcheur et une énorme hospitalité dans ces écoles. On improvise, on déplace, on arrange du tac au tac les horaires. Les solutions sont toujours trouvées pour nous recevoir pleinement. On nous offre et on prend le temps de discuter. Certains petits débats d’après-jeu sont exquis. Ce patchwork de lieux socio-culturels de la ville et sa banlieue, nous fait traverser d’innombrables quartiers, rencontrer de nombreux directeurs, enseignants, parents d’élèves et comédiens. Le brassage s’est révélé chaque jour plus fort à nos yeux. L’ouverture d’esprit et la force de « voir en avant » chez ce corps enseignant nous ont beaucoup touché.

Chaque soir avec Marie, avant de nous coucher nous nous re-savourons ensemble la journée. Nous nous précipitons au lit, comme pour accélérer notre réveil et vite repartir vers une nouvelle surprise.

12 établissements visités, 21 spectacles et beaucoup d’enchantement.

Cecil, le frère d’Alex, est impliqué dans l’association d’une des rares huttes de montagne de « Table Mountain », afin d’y amener régulièrement des gamins des townships pour une nuitée. Y découvrir la flore et autre magie du parc national.

Dans les derniers jours de notre séjour nous avons participé à une de ces marches. Nous nous sommes débrouillés avec Félix et Léo d’y trimballer en bandoulière une caisse de matériel de théâtre. Notre dernière révérence sud-africaine fut dans cette hutte sans électricité, sous les étoiles, où nous avons joué des extraits des deux spectacles aux bougies !

M. S.