« Sisyphe dans le Déluge » ou « le Bagne de l’Inde »
Projet Ladakh / Inde (Juillet-août 2015)
Grand comme deux fois la taille de la Suisse, le Ladakh est le dernier territoire indien de la Province Nord du « Jammu-Kashmir ». Il fait frontière avec le Pakistan sur les vallées du Nord-ouest indien, et de la Chine sur l’Est. La région indienne du Zanskar l’épaule en son sud. Nous sommes dans l’Himalaya indien, dans cette frange de hautes montagnes (entre 3000m et 6000m), qui faisaient partie autrefois de l’ancien Royaume du Tibet.
Sur Juillet et Août, les agriculteurs sont au taquet. Ils arrachent à la main leur orge, en battue de 6-8 personnes qui remontent les champs, accroupies en papotant. Les fagots sont ensuite séchés sur les routes dans les villages, qui se transforment pour quelques semaines en îlots dorés. Les récoltes des abricots, des choux, oignons, pommes de terre et épinard se couplent aux moissons, et l’on revient de loin, 2-3 semaines l’été, quel que soit son métier, pour aider le clan familial, à extraire, battre, récolter et stocker au mieux tout ce que la terre nous a offert. En traversant les villages, c’est une tempête de paille fine qui vous attaque. Le nuage artificiel, rythmé par le diesel du tracteur qui la hache, et sépare le grain, est tant épais, que le soleil ne touche plus terre. Chacun est enrubanné de tissus comme dans le Sahara, et plus personne ne s’entend. On répond aux silhouettes par des gestes, et toute la machine humaine est en mouvement dans les sueurs. La récolte de l’orge au Ladakh, c’est sport.
Dans les villages les productions de l’agriculture sont encore essentiellement de subsistance. Les toits plats servent à stocker le foin pour les bêtes l’hiver, ainsi que d’empiler les bouses de vaches et moutons séchées, qui alimenteront le poêle, pour supporter le froid à -30°C de janvier-février.
Au Ladakh il n’y a pas de mastic de vitrier pour jointer les carreaux de fenêtre, juste des clous qui maintiennent plus ou moins le verre en place. De même qu’il n’y a pas de double-vitrage au Ladakh. Alors pour supporter les vagues de froid, on tapissera les murs et les fenêtres de la seule grande pièce que l’on chauffera avec de grosses toiles cotonnées, et l’on vivra avec de très gros vêtements, et les mantras, matin et soir, seront lus avec de gros gants.
A Leh, nous rencontrons Isaac Gergan, peintre associé au centre culturel d’art contemporain LAMO (Ladakh-Art & Media Organisation), qui va nous aider à mettre sur pied 15 dates de spectacles. Centre culturel, écoles, communautés villageoises, internats népalais, ladakhis et tibétains pour étudiants en provenance des villages reculés, congrès sur l’environnement pour jeunes adultes, centre de formation des professeurs des zones reculées.
Les locaux de LAMO sont situés au pied du Grand Monastère Palace de Leh, l’ancienne demeure royale. Depuis les toits plats du bâtiment on embrasse du regard toute la vieille ville, dont un pan remonte sur les hauteurs arides de la montagne en tâches multicolores, le reste des bâtisses grises-cubiques s’entassent sur les affluents des rivières qui iront se jeter dans l’Indus 2km plus bas. Les maisons traditionnelles sont construites avec le sable des moraines, que l’on trouve partout dans la province, mélangé à de la terre simple.
Le premier regard est magique, égayé par cette bande d’oasis verte, comme un cadre de tableau qui entoure de douceur tout ce qui vit dans la vallée. Mais dans un 2ème temps le chaos transparait. On reconnaît une multitude de maisons affalées en leur centre, comme des châteaux de sable, fondues par le ressac.
Le Ladakh, était considéré jusqu’à présent comme un refuge d’été des randonneurs de haute altitude, car cette zone était depuis des lustres totalement épargnée par la mousson. De juin à septembre le ciel était bleu tous les jours, sans aucun nuage, temps sec et chaud la journée, et frais en soirée. Ce repos des grosses chaleurs tente un grand nombre d’indiens des grandes villes à venir s’y rafraîchir en moto paquebot Royal Enfield.
Mais depuis 5 ans un énorme chamboulement est en cours, certainement irréversible : le réchauffement climatique de 1° à 2° permet depuis peu aux masses d’air chaud et humides de la mousson de passer un pan de la barrière de l’Himalaya, et de rester crochées durant l’été au-dessus du Ladakh. Temps frais et couvert sont depuis peu monnaie courante, et surtout l’arrivée de très très grosses pluies orageuses. Glissements de terrains, routes et ponts emportés en une seconde, villages inaccessibles, boue, boue, lave de boue, millions de mètres cubes de boue qui renversent et engloutissent tout sur leur passage. En septembre 2010 plus de 2000 personnes sont emportées et succomberont dans la nuit par cette même boue sur un quartier de Leh. Les maisons de terre se dissolvent sous les torrents de pluies comme du miel dans le thé. Et l’on reconstruit, reconstruit sans cesse. On passe son temps à reconstruire, ce qui déjà semble prédestiné à s’affaisser. Les ciments qui se répandent dans les constructions plus modernes sont tant dilués que les mortiers à peine secs se craquellent, se fissurent et s’arrachent sous leur propre poids même neuf. Les dégâts sont partout là, mais on s’y habitue comme une impossible finition des choses, un pourcentage régulier du paysage qui n’arrive pas à se modeler, à prendre forme, un résidu organique de la non-organisation possible des éléments lorsque l’Homme s’en mêle; c’est la part du chaos invincible. La vie des Ladakhis ressemble parfois de près à une grande partie de Kapla. Le savoir-faire humain danse en équilibriste sur les forces imprévisibles des éléments ; glace, eau, terre et roche sont l’alphabet de la région, qui vous pénètre même dans les rêves.
Nos Salève et Jura qui surplombent le Rhône genevois, devraient être empilés par 4 fois pour nous donner la taille et la vision des vallées de l’Himalaya.
Lors de nos déplacements dans les villages de Domkhar et Skuybuchen, l’orage a transformé en trois minutes les routes en marécage, le flanc de la montagne en un fleuve en pente, qui décroche des milliers de cailloux parfois énormes comme une maison, et qui viennent dans les lois du destin vous barrer la route, ou vous éclaffer comme un œuf au plat dans votre véhicule. Le chauffeur devient subitement assez crispé, et son rythme de tête est celui d’un pique-vert qui martèle du regard 100 fois par minute le devant de la route et le haut de la montagne qui surplombe sa portière droite. Arrivé enfin dans la zone protégée du village, nous le félicitons pour sa vigilance d’expert dans un fort soulagement.
Plus haut dans la montagne, en bravant ces éternelles conditions, le génie militaire construit un important réseau routier d’altitude (à 4500m), pour relier les innombrables casernes aux points frontières sensibles. Ces chantiers sont des spectacles en soi.
Des centaines d’ouvriers kashmiris, et du Bengale, des hommes-papiers, secs, osseux, la peau brûlée par les UV, en sandalette, sans gants, sans protection d’oreille, sans casque, le plus souvent en tenue Marcel vivent là dans ce silence déraisonnable de l’infinie montagne, logent pour les cinq mois de leur saison d’été dans des tentes militaires plus que vétustes, se lavent dans les torrents de montagne glacés, et bossent, bossent, bossent dans les vibrations des marteaux-piqueur aux mèches de trois mètres, dans les explosions incessantes de dynamite, les nuages de kérosène des ratracs militaires qui repoussent dans les fleuves marrons les gravas titanesques. Le décor est proche de l’absurde lorsque l’on voit un homme seul dans la montagne forer un trou avec son compresseur, et au-dessus de sa tête 2500m de roches qui grimpent à pic dans le ciel. Certains construisent des murets en bord de route à perte de vue, chaque pierre est taillée au burin. C’est le royaume du granit jaune, orange, bleu, ocre et rouge ; le bagne contemporain de l’Inde. Un pacte cordial avec Sisyphe, où les chantiers routiers, jusqu’au sommet du col Khardung-La (à 5600m) sont de saison en saison un éternel réaménagement des virages arrachés à chaque fonte des neiges.
Dans deux écoles-internat, (en bordure de Leh) où nous sommes allés présenter notre spectacle aux élèves ainsi qu’aux lamas du monastère voisin, des centaines d’écoliers manquaient à l’appel. Suite aux intempéries ils ont reçu l’ordre de prolonger d’une semaine leurs vacances d’été. En effet 3-4 jours de marche leur sont nécessaires pour rejoindre la vallée de Leh, et les rivières méchamment sorties de leurs lits, ayant emporté les passerelles légères en bois au début du mois d’août, deviennent un gros danger pour ceux qui ne savent pas nager.
Les rivières de l’Himalaya à 5°C sont malheureusement pleines d’anecdotes de mort par négligence. Dernière en date celle du Genevois Stéphane Schaffter, guide de haute-montagne et himalayen réputé, qui a perdu la vie à 62 ans (fin août) en voulant traverser à pied un de ces cours d’eau.
A l’été 2014, sur la fin de notre grand périple, nous avions découvert ce Ladakh en touristes-randonneurs. Nous étions tombés sous le charme de cette région somptueuse, aux innombrables monastères perchés sur les collines et nous nous étions jurés un jour d’y revenir pour y travailler.12 mois plus tard nous sommes de retour avec nos 100kg de théâtre.
A Domkhar la salle polyvalente qui surplombe le village, est accrochée aux roches, à deux pas du monastère. Les câblages de la salle sont arrachés, dénudés et plantés dans la boue séchée qui a enseveli la salle la nuit précédente ! Le village, par mesure de sécurité est dé-fusiblé. Anschuk, (le vidéaste du centre culturel LAMO) qui organise nos représentations dans son village natal doit négocier ferme pour convaincre le chef électricien de bien vouloir reconnecter pour l’occasion le secteur. Un micmac de rafistolage avec le voisinage nous permet de tirer un fil vers la salle, …et ça fonctionne, on ne sait même pas comment.
Nous en profitions pour faire une annonce rocky-funky sur la vallée avec nos musiciens amplifiés en direction de tous les dos courbés qui triment encore aux champs. A la nuit tombée une bonne partie des villageois grimpe à la salle, tout âges confondus, jeunes, vieux et vieilles femmes en tenue traditionnelles, assises au premier rang avec leur moulin à prière qui tourne toute l’heure durant. L’attention est à son comble, les réactions sur le spectacle « L’Homme qui plantait des Arbres » sont en osmose totale. Les thématiques jouées sont si proches de leur vie de tous les jours. Les parallèles, la compréhension visuelle est immédiate, l’humour est saisi au ¼ de tour. C’est pour toute l’équipe Mamafele et Anschuk une date mémorable. En quittant la salle, la vieille femme au moulin-à-prières vient remercier Marie par une suite de gestes circulaires, en lui jetant comme un sort de bonheur à la poitrine, et s’en va galopant vers le ciel étoilé du dehors dans une démarche chaloupante aux hanches arthrosées. La dizaine de lamas du monastère du village sont bluffés et enchantés, et nous sommes officiellement invités chez eux pour le repas du lendemain. Définitivement les publics des communautés rurales portent en eux une part de fraîcheur, de spontanéité, de curiosité qui, cumulés, sont souvent les meilleurs ingrédients pour provoquer une soirée magique.
Dans les nouveaux défis, Léo a été intégré cette année avec son set de percussions dans le team de la musique live. Aux côtés de Christian et Hugo, il assure bien sa nouvelle place comme jeune musicien de scène ! Félix, avec ses 14 ans, a préféré cet été prendre un peu distance avec ses parents et leurs projets peu ordinaires et trop anormaux.
Ce « Ladakh-2015 » nous aura posé de grands défis ; gérer le souffle et les étourdissements dans les efforts physiques entre 3000m et 4000m, mais plus compliqué que tout ; assurer l’électricité pour le spectacle…un vrai casse-tête comme jamais ailleurs sur la planète, même bien pire qu’au fin fond de la jungle péruvienne. Cette région aux frontières pakistanaises et tibétaines sensibles s’enquiert d’abord de couper internet 9 jours sur 10 pour cause d’entraînement militaire d’envergure, et les liaisons téléphoniques sont extrêmement mauvaises, sans cesse hachées.
Pour rejoindre les villages reculés il faut obligatoirement se faire refaire pour chaque vallon des permis d’accès aux zones frontières. De plus, l’électricité subit 4 à 6 coupures de plusieurs heures par jour. Dans les villages lors des pluies, le réseau est simplement débranché par le technicien du coin, pour éviter les courts-circuits, en raison des raccords abracadabrants réalisés par tout en chacun.
Il nous faudra jouer pratiquement partout sur des générateurs de fortune, souvent peu ou mal entretenus, ce qui nous a valu sur notre dernière date une coupure nette de la musique au 2/3 du spectacle. Par chance ce soir-là, exceptionnellement, l’électricité de la ville n’a pas été coupée, et donc nous switchons nos 3 musiciens live sur le secteur…, le spectacle reprend, mais c’est sans compter qu’au Ladakh la « terre » n’existe pas, …juste deux phases, et deux minutes plus tard, à tour de rôle Christian le bassiste est électrocuté sur ses cordes métalliques, et Hugo le guitariste est secoué de même, violement dans ses avant-bras. Les deux instruments se sont transformés en prises électriques géantes !
Après moult jurons, nous terminons la représentation sur la bande-son préenregistrée, pour le plus grand bonheur du public, qui ne semble absolument pas gêné, ni surpris par ces multiples tergiversations de la Providence.
M.S.