Laos invraisemblable
Projet Laos (Octobre-décembre 2013)
Ça y est, après trois semaines d’attente, les papiers tant convoités nous parviennent par internet. Le ministère du « Tourisme, de la Culture et de l’Information » lao autorise notre entrée sur le territoire, les deux spectacles ont passé la commission de censure. Le lendemain nous atterrissons sur le minuscule aéroport de Vientiane. Marteau et faucille flottent dans toute la ville. Il fait chaud, il fait doux. Notre entrée semble étonnement facile, après tous ces échanges de mail entre les ambassades suisses de Thaïlande, et d’ailleurs. Deux jours plus tard nous nous rendons dans les bureaux de la SDC (Agence suisse pour le Développement et la Coopération) où nous rencontrons To, le directeur artistique de la compagnie laotienne de théâtre d’objet “Khao Niew”, avec laquelle nous allons tourner.
M.Toula Hook qui nous reçoit au nom de la SDC nous présente la logistique qu’il a pu faire mettre en place pour le projet : un mini-bus + chauffeur pour cinq semaines rodéo à travers six provinces du Laos, 10 dates programmées dans diverses communautés reculées du pays, ainsi qu’une à Vientiane sur le 1er festival national présentant le développement durable (fortement soutenu par la SDC).
Nous avons maintenant le feu vert du ministère, et un grand “Bonne chance “ de M.Toula, qui nous glisse clairement en catimini “…vos spectacles OK, mais surtout pas d’embrouilles, pas un mot de politique. To confirme clairement…pas d’ambiguïté sur le sujet.
Nous apprendrons petit à petit, par nos rencontres avec différents expat, aventuriers et laos dont certaines langues se délient, presse internationale BBC, réseaux internet associatifs, que ça peut dégommer rapidos selon l’activité que l’on mène dans le pays. Expulsions, enlèvements, disparitions.
Sombath Somephone, figure emblématique laotienne obtient en 2005 l’équivalent du Prix Nobel asiatique pour l’agriculture et développement communautaire (=Prix Ramon Magsaysay), avec son implication et travail innovateur dans le monde rural pour les ethnies minoritaires notamment, mais surtout pour ses visions d’un développement durable viable au Laos ; notions totalement en contradiction avec les intentions des “intouchables du haut”. Le marché hydro-électrique, construction des barrages, l’exploitation des sous-sol (minerais), exploitation des forêts ; tout ceci se passe en vase clos, derrière de grosses murailles, où tout est noté en chinois !
Mais le Laos est à la fois tout autre.
Un pays où l’on se sent à la fois infiniment LIBRE. L’Espace est vaste, vierge à perte de vue. Sept fois la superficie de la Suisse pour 7 millions d’habitants. Montagnes, forêts, vaste plaine du Mékong qui s’étend depuis Vientiane sur plus de 500km jusqu’à la frontière cambodgienne, dans la région des 4000 mille îles, tout au sud du pays. Un rythme de vie tellement calme.
Dans cette simplicité, une qualité de vie certainement supérieure sur bien des points à l’Occident sur-excité. Un climat clément, où tout pousse. Des gestes de vie que l’on voit directement reliés aux siècles précédents, aux gestes artisanaux qui puisent dans la nuit des temps. C’est le Laos invraisemblable.
Au Laos on naît sur une moto. Familles entières jusqu’à six sur le petit scooter. Comment ne pas ressentir juste du bonheur comme parent lorsque vos gosses s’accrochent comme des petits singes dans vos ventres chauds, en sandwich contre votre dos et celui de la grand-mère, ou assis entre vos jambes, la bobine dépassant à peine par-dessus le guidon, les cheveux dans le vent doré de la fin de journée. Tout motard sans casque comprendra qu’il s’agit là de nectar.
Les laos sont très pudiques, les gestes physiques en public sont extrêmement peu démonstratifs, mais la moto est l’endroit idéal pour rattraper les moments perdus.
Il y a assurément une notion d’insouciance, une légèreté de l’être qui suinte. Il y a ici le plus naturellement du monde cette joie de vivre contagieuse. Je crois que la banale expression occidentale “prise de tête” est quelque chose totalement en dehors de l’entendement chez un lao du monde rural.
On est ici au royaume des cabanes. La plupart sont sur pilotis. Certainement le top pour les marmots. On sort de chez soi par une glissade sur la balustrade, on culbute sur les oies, les cochons et buffles dans leur bain de boue. On saute dans sa pirogue, on part avec les copains pêcher sur le Mékong, chasser, faire les cueillettes de crabes, de cafards, de chauve-souris et de gros asticots, grimper et décrocher les noix de coco.
Mais la fièvre du 21ème siècle guette. Elle est littéralement « photoshopée » sur le décor. Des champignons de technologies surgissent au milieu des brousses :
500 ans avalée en cinq ans !
Le Laos ne vit pas une accélération du temps, mais un déplacement brutal dans le temps.
Simplicité inouïe, pauvreté parfois intenable et beauté inexprimable sont des flèches qui nous transpercent à contre sens, comme un vilain qui traverse le champ de bataille au milieu de deux salves d’archers de camps opposés.
De nos poitrines s’échappe un ballon énorme qui s’envole au-dessus de la forêt et qui protège encore les derniers tigres du Laos. On le charge de toute la magie et de toutes nos sensations qui nous arrachent la poussière et l’herbe sous les pieds.
Nous jouons dans des communautés retirées du pays, au milieu des temples, sur des terrasses qui donnent sur le fleuve Mékong, dans les salles du parti, dans des halles scolaires, l’accueil est toujours aussi incroyable avec la population.
Mais la rigidité administrative reste de mise. En quittant la capitale où nous avons reçu un premier aval de jeu pour tout le pays, il nous faut nous représenter au ministère de l’information à l’entrée de chaque province.
Ces nouvelles autorisations en poche, nous pouvons enfin nous rendre dans les communautés. Là, To doit immanquablement nous présenter au chef du village avec qui nous nous accordons pour le meilleur emplacement de jeu. La pub se fait oralement au marché, ou par haut-parleur ; c’est leur Facebook 1ère génération. L’efficacité est totale. Quelques heures suffisent pour ameuter tout le village. Jamais moins de 200-300 personnes, toute génération confondue.
Après les spectacles, nous sommes invités dans ces grandes tablées, ou plutôt “en-tailleurées”, car on mange ici assis, avec les doigts, mille merveilles de poissons séchés, grillés, et autres que les villageois nous ont préparé. La nourriture est ici très légère, variée, épicée, salades, soupes, fruits. Pour « cuire » la viande de buffle en tartare, on la fait macérer avec des paquets de fourmis jaunes et rouges. L’acide qu’elles rejettent est assez raffiné, et l’alliage est étonnant ! Ce que les laos appellent « légumes », est une diversité de feuilles d’arbuste, de salade, de racines et de tubercules, que l’on avale dans des sandwiches de feuilles de chou crûes. Ce sont en fait leurs médicaments, et qu’ils prennent de façon préventive à chaque repas.
En rentrant à la guesthouse, je suis tombé sur un reportage de la chaîne française « télé 5 monde », sur l’univers du surgelé et de la chaîne du froid. Je me suis dit qu’au Laos on était riche de n’avoir pas encore développé cette fausse bonne-idée
Pour son plus grand malheur, le Laos est assis sur la rencontre des plaques tectoniques géopolitiques de la guerre froide. Un peuple si peu guerrier, à forte dose pacifiste, qui s’est pris une série de rouleaux compresseurs dans les gencives. Le duo Nixon-Kissinger y fait des ravages, puisqu’ils décident en cachette de faire déborder le conflit vietnamien sur le Laos ; sur-bombarder, napalmiser, et défeuiller toute la longue frange Est du pays, afin de stopper le ravitaillement de la « route Hô Chi Minh » qui sillonne à l’intérieur des terres laotiennes.
En 1975 les Américains se retirent, le Vietnam sort vainqueur.
Changement de régime dans toute la région, nous raconte le père de To, sans citer le terme de « communisme ». L’élite économique et intellectuelle fuit les purges et s’envole pour le Canada et la France en particulier.
Le nouveau Laos prend exemple sur son puissant voisin vietnamien et applique pendant 10 ans, jusqu’en 1985 environ un service de contrôle de la population, dont personne ne s’est jamais risqué à nous en parler. Mais les privations, les camps de redressements, de travail, la phobie des micros, les dénonciations sont les mots qui parfois s’échappent dans un frisson en fin de soirée.
Notre dernier spectacle de l’Homme qui plantait des arbres a été donné en huis clos pour les 20 comédiens de la compagnie nationale de marionnettes de Vientiane, dont le père de To est le directeur et metteur en scène. En soirée, lors de le fête de « clôture et de bonheur » de fin de tournée (= cérémonie du bassi, ou chaque acteur nous adresse une prière et nous enfile deux bracelets en coton blanc au poignet), après deux-trois verres de lao-lao (saké laotien = alcool de riz, que chacun distille au fond du jardin), il me raconte qu’il était au milieu de ses études de pédagogie à l’université lors du « changement ». Il réussit à les terminer, devient professeur, mais « c’est dur, c’est dur, très dur » sont les seules paroles qu’il délivre. A cette époque le régime interdit également la pratique libre du bouddhisme, les moines sont enfermés dans leurs temples. Le père de To craque, plaque tout et devient clown. Clown du cirque national. Il réussit petit à petit, par sa notoriété à voyager et voir ailleurs, en France notamment. Collaboration avec diverses compagnies, dont la « Cie Turak » à Lyon dans le monde des objets, et des collaborations avec le TPJ de Strasbourg.
Son fils To poursuit la route, en se formant dans cet univers de masques, sculptures et d’objets. Il fonde à son tour sa propre compagnie « Khao Niew », avec qui nous avons collaboré ces dernières semaines.
Le Laos vit depuis 15-20 ans une relative ouverture au monde extérieur. Le tourisme est une aubaine nous dit le père de To. Il a forcé la direction du parti à certains relâchements sur la population. On sent maintenant fortement la nouvelle génération, en passe de s’approprier les rennes du pouvoir, qui pousse au portillon. Il y a dans le lot beaucoup de laos de retour au pays.
Personne ne sait de quelle force schizophrénique il va falloir s’armer ces prochaines années, pour jongler et conjuguer la tradition au monde supersonique excessivement libéral.
Un tempérament national rural qui s’appuie sur un très fort communautarisme, une forte solidarité familiale, une philosophie du « Bo pin Niang » (c’est pas grave, ce n’est rien) qui héroïquement passe au travers de tous les tourments qu’à connu le pays. Un tempérament sur un total autre registre que celui de la concurrence agressive…
Mais dès le 1er janvier 2015 il va falloir faire face aux tigres économiques thaïlandais, vietnamiens et…chinois qui auront champ libre avec l’ouverture des marchés, prônés par le très jeune marché économique d’Asie du sud-est…
Laos invraisemblable, simplicité inouïe, pauvreté parfois intenable et beauté inexprimable,
Beauté Inexprimable…
M. S.